CHAPITRE XXIV
ESPACE DE CALIGULA

À l’arrière du local des installations de survie, dans leur cachette exiguë encombrée de machines ronronnantes et de caisses poussiéreuses, des conduits au-dessus de leurs têtes, Tom Capelo et Marbet Grant le regardaient comme s’ils avaient affaire à un dément. Kaufman, en son for intérieur, partageait leur opinion. Rien de tout cela n’était clair. Les machines dégageaient beaucoup de chaleur ; il sentait la sueur perler sur son cou, sous la tunique de matelot à laquelle il n’était pas habitué.

« Cela ne marchera pas, dit lentement Capelo, sans faire preuve le moins du monde de son ironie habituelle. Lyle… Réfléchis. C’est impossible.

— Ton plan repose sur trop d’inconnues, ajouta Marbet. Magdalena, les vaisseaux de surveillance de la marine postés à cinq tunnels différents… cinq. Et ensuite, pour finir…

— C’est moi qui suis censé penser en termes de probabilités », l’interrompit Capelo d’un ton acide. L’un d’eux au moins avait retrouvé son état normal, constata Kaufman. Quel que soit le sens du mot « normal » dans ces circonstances. Il laissa le physicien déverser tous ses arguments : c’était le seul moyen de le manœuvrer.

« Si je devais appliquer la méthode de somme de tous les chemins à ce plan dément, continua Capelo, il finirait tout droit aux toilettes. Lyle, nous ne pouvons pas faire ça.

— As-tu autre chose à suggérer ? demanda doucement Kaufman.

— N’importe quoi d’autre !

— D’accord, j’attends. Peut-être te viendra-t-il une meilleure idée, Tom. Tu es bien plus intelligent que moi, personne ne le nie. Mais trouve-la vite, cette idée, parce que Magdalena va bientôt arriver et que nous n’aurons pas d’autres occasions de nous parler seuls.

— Je ne te suivrai pas, Lyle. Je veux revoir mes filles dans cette existence.

— D’accord. Rentre chez toi, va voir tes filles. Et quand le tissu de l’espace-temps sera détruit parce que les deux artefacts auront été déclenchés sur le réglage treize dans le même système solaire, calcule le temps qu’il te reste pour les revoir ne serait-ce qu’une fois encore.

— C’est fait, rétorqua Capelo. L’onde de l’effondrement transitionnel voyage à la vitesse de la lumière, donc il s’écoulera des siècles avant qu’elle atteigne le Système Solaire. Le monde d’origine des Faucheurs est à plus de mille années-lumière de la Terre.

— Es-tu vraiment certain qu’elle voyage à la vitesse de la lumière, Tom ? Dieter a émis cette hypothèse après la destruction ici même, près du tunnel, du premier artefact par Syree Johnson, parce que l’effet de cette destruction a été immédiat sur Monde, un milliard de kilomètres plus loin. Es-tu absolument convaincu qu’aucune espèce d’enchevêtrement de niveau macro n’existe entre les tunnels spatiaux, eux-mêmes enchevêtrés, et l’artefact ? N’est-ce pas l’objet de tes recherches actuelles ?

— Comment peux-tu savoir sur quoi je travaille ?

— J’ai lu les articles à ma portée. Sur le Net », rajouta Kaufman. Pendant ces longues heures à bord du Sans Merci, à éviter Marbet et à tenter de comprendre les articles consacrés à une discipline pour laquelle il n’avait aucune formation.

Marbet reprit la parole : « Tom… Lyle a-t-il raison ? Est-il envisageable que l’onde réglée sur treize ait un effet immédiat sur l’espace-temps ?

— Personne n’en sait rien, répliqua Capelo. Quelques équations font même allusion à un effet à retardement, comme le décalage de l’onde de déstabilisation elle-même, mais ces équations sont peu concluantes… Foutu Lyle ! D’accord. Je veux bien accorder une chance à ta bêtise rayonnante. Mais à mon avis, l’issue la plus probable de ton plan, c’est notre mort à tous les trois, sans aucun résultat.

— Nous mourrons de toute façon », dit Kaufman, qui regretta immédiatement ces paroles. La vérité ne devait pas sembler si grandiloquente, si tapageuse. Il aimait qu’elle surgisse par petites touches robustes et utilitaires s’accumulant graduellement pour, au final, composer une image stable et triviale.

Ce n’était pas le cas cette fois-ci.

« Très bien », dit-il sans conviction. Rajoutant : « Tom, échangeons nos vêtements. »

Capelo, dix centimètres et près de vingt kilos de moins que Kaufman, se mit à ricaner.

« Pas le pantalon », dit Kaufman en contenant son irritation. « Mais passe-moi ta chemise, elle bâille sur toi, de toute façon, et prends ma tunique de matelot.

— Exactement ce que j’ai toujours voulu éviter… Appartenir à la Marine de Défense de l’Alliance Solaire. Matelots, levez l’ancre…

— S’il te plaît, Tom », lâcha Marbet, épargnant cette peine à Kaufman.

Coincé entre la cloison et une machine énorme et ronronnante, Kaufman retira maladroitement sa tunique et enfila la chemise de Capelo. Il ne parvint pas à la fermer, et la laissa telle quelle sur sa combinaison extensible. La tunique de matelot tombait des épaules étroites du physicien et lui arrivait presque aux genoux. Les deux hommes devaient avoir l’air ridicule : Marbet souriait.

Côté couloir, la porte s’ouvrit.

« Vite, venez », s’exclama Kaufman, et il les guida hors du local.

C’était Kendai, et non Magdalena, qui les attendait près de la porte. Le jeune garde du corps lui jeta un regard furieux. Il n’était pas aussi discipliné que Rory, et laissait encore voir ses émotions. Kaufman mit cette information de côté pour l’utiliser ultérieurement si le besoin s’en faisait sentir.

Ils se coulèrent rapidement le long du couloir désert puis dans la soute tout aussi déserte du vaste vaisseau de guerre. Comment Magdalena s’y était-elle prise pour faire disparaître tout le monde ? Elle avait ses méthodes, et, bien entendu, tous les vaisseaux de combat s’étaient lancés à la poursuite du Sans Merci pour récupérer l’artefact, qui ne parviendrait jamais jusqu’à Monde. Les seuls véhicules visibles dans la soute étaient la navette d’atterrissage et l’aviso de Magdalena.

Elle attendait à son bord en compagnie de Rory, et s’agitait entre les six sièges rapprochés : « Pourquoi avez-vous mis tout ce temps ? »

Ils n’avaient pourtant pas traîné. Kaufman ne discuta pas, se contentant de s’attacher à son siège : « Avons-nous l’autorisation d’emprunter le tunnel ?

— Oui, évidemment. Les trois prochains tunnels, vers le système d’Artémis. Allez, la Sensitive, remuez-vous. Pas le temps de sonder nos cervelles. »

Magdalena était aussi tendue qu’un câble d’ascenseur, constata Kaufman. La tension s’élevait d’elle comme de la chaleur. Elle s’installa dans le fauteuil de pilotage et lança un ordre à la passerelle. Les portes de la soute s’ouvrirent, et l’aviso se rua vers le tunnel spatial #438, celui qui menait de Monde au système de Caligula.

Le tunnel flottait droit devant eux, profusion impénétrable de panneaux et de câbles ayant vaguement la forme d’un beignet. L’intérieur était obscur, d’un gris soutenu… quelque chose d’indéfinissable. L’aviso volait droit vers le gris. Kaufman observa Capelo du coin de l’œil : que voyait le physicien ? Une masse d’équations incomplètes ? Le résultat d’une physique extraterrestre inconnue ? Le moyen (peut-être) de permettre à une onde qui en temps normal se serait propagée à la vitesse de la lumière de le faire instantanément, façon la plus efficace de reconfigurer l’espace-temps ? Le visage maigre et sombre du savant ne laissait rien paraître.

Kaufman se tortilla sur son siège pour obtenir un dernier aperçu de Monde ; mais avant qu’il ait eu le temps de localiser la planète parmi les étoiles, l’aviso avait franchi le tunnel et Kaufman contemplait dans le ciel des configurations complètement différentes.

 

La Station Caligula orbitait autour du tunnel, et des avisos patrouillaient entre les deux structures. Caligula était en fait un système à tunnels : pour des raisons inconnues, il en comportait trois, alors qu’aucune de ses planètes n’était habitable. Contrairement aux Humains, les inventeurs des tunnels devaient accorder une grande importance à cette zone. Les deux autres tunnels n’étaient pas assez proches pour être visibles à l’œil nu, mais ils apparaissaient sur le radar de Magdalena.

Aucun colon ne s’était installé dans ce système ; seuls des militaires y résidaient. La Station Caligula assurait essentiellement une fonction d’agent de la circulation pour les voyages incluant les tunnels du périmètre. Elle n’avait jamais vu une bataille, et tout officier ayant un peu d’ambition s’efforçait d’obtenir son transfert aussi vite que possible. Après quinze ans, n’y restaient que ceux qui en étaient dépourvus ou qui étaient incompétents ou vénaux.

« Aviso, identifiez-vous », prononça une voix juvénile et ennuyée.

« Aviso du Sans Merci, civil, permis de voyage numéro 1264A, émis le 11 juillet. Quatre personne à bord », répondit Magdalena d’un ton coupant.

Kaufman compta les secondes : une, deux… six, sept…

« Aviso du Sans Merci ? » reprit la jeune voix sans plus montrer le moindre ennui. « Votre autorisation s’applique au voyage de retour du vaisseau original, pas à cet aviso.

— Cette autorisation a été modifiée. Contrôlez le message prioritaire qui vous est parvenu il y a une heure. C’est à vous qu’il s’adresse. »

Cette fois-ci la pause dépassa de beaucoup les sept secondes. Kaufman savait ce que pensait l’officier de pont : bon sang, mais que faisaient des autorisations de voyage civils dans un message destiné à des militaires, et comment une civile pouvait-elle connaître ces procédures ?

« Autorisation de rejoindre la station Caligula, quatre personnes à bord », déclara finalement l’officier de pont. « Poursuivez, aviso. Les données d’arrimage vont vous parvenir.

— Merci », répondit Magdalena ; et elle coupa la ligne. Elle vibrait de tension.

À voix très basse, Marbet dit à Kaufman : « Quand tu seras sur la station, peux-tu veiller à ce qu’elle prenne des dispositions pour Essa ? »

Essa. Kaufman n’avait pas accordé la moindre pensée à la petite extraterrestre. Essa avait été renvoyée chez elle, sur Monde, en même temps que l’artefact, à bord du Sans Merci. Mais le Sans Merci n’atterrirait jamais sur Monde. Essa allait être capturée par les combattants de Blauman et ramenée sur le Murasaki. Elle allait se retrouver à bord d’un vaisseau de guerre humain sans personne pour s’occuper d’elle. Qu’est-ce que Blauman allait en faire ?

« Tu n’as pas pensé une seule seconde à Essa, fit remarquer Marbet. Et maintenant que tu penses à elle, tu te sens plus contrarié que coupable.

— Essa n’est pas notre préoccupation principale.

— Je sais. Mais nous sommes responsables d’elle. »

Kaufman ne voyait pas les choses ainsi, n’avait jamais envisagé les choses de cette manière. Magdalena était responsable d’Essa, du moins en théorie, parce que c’était elle qui avait amené l’extraterrestre dans l’espace. Il se garda bien de le dire tout haut.

De toute façon, peu importait qu’il le dise tout haut ou pas. Marbet le savait.

La Station Caligula, énorme complexe difforme grêlé d’innombrables impacts de météores minuscules, apparut sur l’écran vidéo. Plusieurs vaisseaux de combats et un vaisseau de guerre de classe Thor étaient arrimés côte à côte. « Très bien, les enfants, dans les toilettes, s’exclama Magdalena. Et soyez sages là-dedans, vous deux. »

Kaufman lança un regard d’avertissement à Capelo, qui s’abstint de rétorquer quoi que ce soit. Même Tom savait combien ils avaient besoin d’elle. Sans Magdalena, ils ne pourraient emprunter les tunnels spatiaux #437 et #210 jusqu’au système d’Artémis. Et ensuite il faudrait qu’elle les aide à… Kaufman écarta cette pensée. Un combat à la fois.

Capelo et Marbet détachèrent leurs ceintures et se glissèrent tous deux dans les minuscules toilettes de l’aviso. Ces appareils n’étaient pas conçus pour le confort ou les voyages au long cours, et les toilettes y étaient le seul endroit invisible depuis la porte. Les placards de rangement étaient tous trop petits pour y loger un corps humain, excepté ceux où l’on suspendait les combinaisons spatiales, qui occupaient tout l’espace. Et dans les toilettes, deux personnes ne pouvaient s’asseoir en même temps. Mais ils n’avaient pas le choix. La porte des toilettes se referma et Kaufman entendit cliqueter la serrure.

« Vous êtes sûre qu’ils ne vont pas fouiller un vaisseau civil ? demanda-t-il à Magdalena.

— C’est ce qu’ils sont supposés faire, n’est-ce pas ? Vous êtes au courant. Mais non, ils ne le feront pas. La Station Caligula regorge des marins les plus paresseux, gras, stupides et sales que je connaisse. »

Kaufman se disait la même chose, en termes plus polis. Il espérait que Magdalena avait raison.

L’aviso en pilotage automatique se posa dans une soute dont la porte se referma derrière lui. La soute se pressurisa, et Magdalena sortit immédiatement, suivie de Kaufman et des deux gardes du corps.

« Passeports », dit le second maître de passerelle, maussade. Il était mal peigné et au-dessus du ceinturon réglementaire, son uniforme arborait le holo incontestablement non réglementaire d’un couteau dégoulinant de sang. Le pont était sale. Où était l’officier de pont ? L’envie de punir lui-même le marin démangeait Kaufman, mais il resta impassible. Il n’était pas supposé se comporter comme un membre du CDAS.

L’officier de passerelle inspecta leurs passeports qu’il compara à leurs scans rétiniens. Kaufman utilisait de nouveau le faux passeport qui le présentait comme le « Eric James Peltier » qu’il avait été à bord du Cascade d’Etoiles.

« Quatre civils à bord, autorisés. Où doivent-ils se rendre ? grogna l’officier dans son telcom.

— Au bureau du commandant Hofsetter, lui répondit-on.

— Carver, conduis ces quatre personnes au commandant Hofsetter, ordonna l’officier de passerelle au planton de service.

— Trois », intervint Magdalena. Elle désigna du doigt le plus jeune de ses gardes du corps : « Kendai reste avec l’aviso.

— Trois », rectifia le chef de passerelle. « Carver ! »

Le planton, toujours assis sur une caisse à regarder un portable, se mit debout à contrecœur. Kaufman grinça des dents en apercevant une image porno à l’écran. Action ou pas, cet avant-poste était une honte. Pas étonnant que Magdalena ait pu acheter ces autorisations de passage.

Eh bien, Kaufman allait maintenant en tirer parti.

Magdalena s’adressa à Kendai : « Personne ne monte à bord de l’aviso, sous aucun prétexte. C’est bien compris ? »

Le garde du corps opina du chef. Kaufman réalisa tout d’un coup qu’il ne l’avait jamais entendu prononcer un mot. Peut-être le jeune homme en était-il incapable.

Kaufman suivit Carver, Magdalena et Rory à travers le dédale de couloirs et d’ascenseurs qui constituait la Station Caligula. Il fut soulagé de constater que certains secteurs étaient bien plus réglementaires que la soute d’arrimage. Le sol et les cloisons étaient propres, les soldats portaient correctement leur uniforme. Toute la station n’était pas négligée, et le secteur de l’armée de terre avait bien meilleure apparence que celui de la marine. Les installations spatiales du CDAS comportaient toutes un indispensable mélange des services, et sur la Station Caligula, les habituelles guerres de territoire avaient visiblement été remportées par l’ADAS.

Sauf en ce qui concernait Hofsetter. Cet officier de carrière gras et transpirant ne se leva pas quand ils entrèrent, et Kaufman le catalogua d’un seul coup d’œil. À l’époque où il avait commandé des unités de combat, c’était exactement le genre de soldat dont il se débarrassait. Hofsetter était prêt à vendre un vaisseau de combat du moment que le prix qu’on lui en proposait était assez élevé et qu’il pensait ne pas pouvoir être pris.

« Salut, Hofsetter, dit Magdalena. Je suis venue négocier.

— Un nouveau garde du corps, ma jolie ? Il est moins impressionnant que Rory. Et il porte la moitié d’un uniforme de la MDAS.

— C’est un des hommes d’équipage du Sans Merci, et je me fous complètement de ce qu’il porte et d’où il trouve ses vêtements. J’ai une grosse offre pour vous, Hofsetter. C’est ce que vous verrez de mieux au cours de votre carrière minable et visqueuse, alors écoutez-moi attentivement. »

Elle s’assit à côté de lui sans y être invitée. Kaufman constata qu’elle ne cherchait pas à tirer parti de ses atouts féminins spectaculaires : c’était un marché sans équivoque. Rory restait vigilant, observant à la fois Hofsetter et la porte, et Kaufman décida d’en faire autant.

« Je veux que vous décortiquiez tous les rapports d’incidents survenus dans la Ceinture le trois juillet de cette année. Tous. Je veux le fichier d’un de ces incidents, et je suis prête à soudoyer la Marine au grand complet s’il le faut. Plus un million de crédits pour vous. »

Un million de crédits !

Quelque chose n’allait pas. Les yeux d’Hofsetter s’élargirent, dans la mesure où ils le pouvaient. Kaufman y distingua comme prévu la surprise et la cupidité, mais aussi autre chose : un triomphe sournois et sale.

« Un million de crédits, répéta Hofsetter.

— Oui. Par puce à authentification rétinienne. » Indispensable, pensa Kaufman. Aucune communication n’était possible à travers les tunnels, donc les échanges bancaires non plus. Tant que le vaste empire financier de Magdalena existerait, une puce à authentification rétinienne garderait sa valeur pour le jour où Hofsetter choisirait de retourner dans le système solaire.

« Donnez-la-moi, alors. Je sais déjà ce qui est arrivé à Laslo Damroscher. »

Magdalena se mit à rire, un son sans aucune allégresse. « Bien sûr que vous le savez.

— Oui, je le sais. »

Magdalena avait beau ricaner, Kaufman comprit qu’Hofsetter disait la vérité. Oh, Seigneur, non… pas maintenant.

Magdalena plissa les yeux : « Prouvez-le.

— La puce d’abord. Authentifiée.

— Plutôt crever. Je vais vous la montrer. La vérification aura lieu quand j’aurai vu votre prétendue preuve.

— Ça me va », répondit Hofsetter. Kaufman distingua à nouveau la lueur de triomphe dans ses yeux porcins.

Comment allait-elle réagir ? Il était incapable de le prévoir. Il avait besoin de Marbet, mais elle était enfermée dans les toilettes de l’aviso en compagnie de Tom Capelo. Quelle que soit la réaction de Magdalena, Kaufman allait devoir tout faire pour ne pas laisser passer cette occasion unique.

Hofsetter saisit des e-codes sur le pupitre de son bureau et en retira un cube de données couvert des habituels avertissements militaires. Il inséra le cube dans son terminal. Ce n’était pas un holo mais un simple enregistrement de routine en deux dimensions. Le terminal vérifia le code d’intégrité des données : si cet enregistrement, ou le signal d’intégrité, avaient été altérés d’une façon ou d’une autre, le cube allait s’autodétruire. Il existait des moyens de contourner ces protections, mais cela nécessitait un véritable travail d’expert. Et pourtant, si seulement Magdalena pouvait croire que les données avaient été falsifiées… Kaufman la dévisagea. Elle savait qu’elles étaient authentiques. Comment était-ce possible ?

« Je les ai… obtenues, disons… après que vous êtes passée ici il y a quelques semaines », dit Hofsetter. Cela expliquait tout : trois semaines avant, Hofsetter ignorait encore que le fils de Magdalena avait disparu. La Station Caligula était presque aussi isolée que le système de Monde, et les ressources nécessaires pour créer un cube à intégrité falsifiée se trouvaient à des tunnels d’ici.

Les données, visuelles et audio, commencèrent à s’afficher – une conversation de cockpit ? Non, il ne s’agissait pas d’un vaisseau mais d’un édifice.

Kaufman avait déjà entendu l’autre versant de cet échange. La scène se déroulait implacablement tandis qu’un point grandissait à l’écran. Il n’arrivait pas à distinguer les commandes d’affichage, mais devina ce qu’elles signalaient : distance, vitesse, accélération, signature thermique, disponibilité en armes de l’appareil en approche.

Il savait ce qu’il allait voir : le complément de l’enregistrement de Magdalena, le même événement vu de l’intérieur de l’astéroïde. Le terrible yin d’un yang effroyable.

« MonsieurVaisseau à l’écran.

— Je le vois. Distance et identification ?

— Cinq cents kilomètres de distance Un aviso, monsieur.

— Militaire ?

— Une secNon, monsieur, civil.

— Bordel de attendons de voir s’il approche. »

Silence.

« En approche, monsieur.

— Avertissement sur toutes les fréquences. »

Une voix enregistrée, forte : « Vous approchez d’une zone strictement interdite. Quittez immédiatement cette zone. »

Puis, avec un décalage, un telcom soudain ouvert par erreur sur l’autre appareil, et la voix de Conner : « Il ne veut pas de nous. Descends-le !

— Attends ! Peut-être

« Vous approchez d’une zone strictement interdite. Quittez immédiatement cette zone. »

« Putain de traîtres ! Descends-les !

— Je

— Putain de trouillard ! »

« Monsieur, l’appareil accélère.

— Nouvel avertissement, monsieur Tambwee.

— Oui monsieur »

« CECI EST NOTRE DERNIER AVERTISSEMENT ! VOUS AVEZ ENVAHI UNE ZONE STRICTEMENT INTERDITE ET TRÈS DANGEREUSE. PARTEZ IMMÉDIATEMENT OU NOUS FAISONS FEU SUR VOTRE APPAREIL ! »

« Appareil inconnu SOS Au secours ! Je suis…»

« MaisComment bordel ce fils de pute peut-il envoyer

«… retenu ici – cest…»

« Feu ! »

«… Tom Capelo – »

Un invisible faisceau de protons frappa l’aviso et le vaporisa. Un instant avant le vaisseau grossissait à l’écran ; l’instant d’après ce dernier n’affichait plus qu’un espace vide semé d’étoiles glacées.

« Je l’ai eu, monsieur. Dois-je enregistrer un rapport d’incident ?

— Non, pas pour ce projet Contentez-vous de valider l’enregistrement automatique.

— Oui monsieur. »

L’écran du terminal redevint noir.

Magdalena ne bougeait pas. Son expression n’avait pas changé ; elle fixait l’écran d’un air absent, les lèvres légèrement incurvées. Hofsetter se mit pesamment debout. Il lança un coup d’œil à Rory, dont Kaufman ne pouvait voir le visage. Un long moment s’écoula.

Elle s’affaissa soudain sur le bureau de l’officier, un effondrement soudain, comme si tous ses os s’étaient dissous. Cela ne dura qu’une seconde, puis elle se raidit, et de sa poitrine monta un son animal, un son que Kaufman n’avait jamais entendu chez aucun être humain. Elle se jeta sur Hofsetter, tous ongles dehors, cherchant les yeux de l’homme.

Il l’esquiva, gêné par son poids, et se mit à hurler. Magdalena poussait toujours ce cri terrible, qui couvrait ceux de l’homme. Des bruits de pas retentirent dans le couloir. Rory se pencha et tira sa patronne en arrière tandis que les policiers militaires faisaient irruption dans la pièce. Le garde du corps jeta Magdalena à Kaufman et adopta une posture de défense, en se déplaçant si vite que Kaufman, avec la petite partie toujours calme de son esprit, se demanda de quels genres d’augments bénéficiait cet homme. Il n’avait jamais vu un soldat bouger aussi rapidement. Magdalena s’écroula dans ses bras.

Perplexes, les policiers militaires s’arrêtèrent, attendant les ordres. « Bordel ! Elle m’a griffé, la salope ! Sortez-la d’ici ! » hurla Hofsetter en leur faisant signe de partir.

Le corps de Magdalena était flasque. Kaufman voulut hisser ce poids mort sur son épaule mais Hofsetter s’exclama d’un ton cassant : « La signature rétinienne, d’abord ! Elle a promis ! »

Kaufman le regarda.

« J’ai tenu ma part du marché ! »

Il fit un signe de tête à Rory, qui hésita, attendant des ordres de sa maîtresse. Elle ne bougeait pas, et serrait ses lèvres exsangues avec une force telle qu’elles paraissaient bleues. Cette phase n’allait pas durer, Kaufman le savait. De plus, il ignorait la nature des autres marchés conclus entre Magdalena et Hofsetter. « Faites-le », ordonna-t-il à Rory.

Le garde du corps prit la puce contenant les crédits, ouvrit l’un des yeux de Magdalena, et déposa rapidement le petit objet contre son cristallin. Hofsetter cria : « Ce n’est pas légal tant qu’elle n’a pas cligné des yeux ! »

Rory se pencha au-dessus d’elle et la gifla légèrement. Elle n’était pas inconsciente : elle cilla. Rory retira la puce et la jeta sur le sol.

Kaufman transporta Magdalena hors de la pièce, sous le regard éberlué des policiers militaires. « Conduisez-nous jusqu’à la soute », s’exclama-t-il sèchement. Les policiers se rebiffèrent, mais Hofsetter répéta l’ordre et ils obtempérèrent.

Si seulement Magdalena restait en état de choc le temps de rejoindre l’aviso…

Ce ne fut pas le cas. Sur le pont E, dans un couloir étroit, elle se convulsa dans les bras de Kaufman et se mit à le frapper. Il la déposa, fit un pas en arrière. Elle faillit tomber mais se redressa ; en apercevant son visage, Kaufman détourna le regard.

« Ils ne vont pas s’en tirer comme ça. Je ne les laisserai pas s’en tirer comme ça. Ils ne vont pas s’en tirer comme ça. Je ne les…»

Kaufman voulut lui prendre la main, mais elle le gifla et il retira tout de suite la sienne. Il avait remarqué quelque chose qu’Hofsetter n’avait pas vu lorsqu’elle l’avait griffé : un dard avait jailli de sous un ongle de cette femme. Kaufman espérait seulement que le poison agirait assez lentement pour leur laisser le temps de s’échapper du système de Caligula avant qu’Hofsetter ne sombre dans l’agonie.

« Ils ne vont pas s’en tirer comme ça. » Elle parlait maintenant d’un ton monocorde, encore plus horrible que sa fureur des débuts. C’était comme si elle voulait anéantir la galaxie tout entière, comme si elle en avait le pouvoir.

« Ce soldat nous conduit à l’aviso », lui dit Kaufman d’un ton respectueux mais ferme.

À son grand soulagement, elle ne discuta pas. Elle repartit à grands pas, et Kaufman se laissa un peu distancer, pour éviter d’avoir à regarder son visage. Vue de dos, elle ressemblait de nouveau à la bâtisseuse d’empires froide et déterminée qu’elle était en réalité.

Mais elle ne put feindre très longtemps. Juste avant d’arriver à la soute, elle se tourna vers lui. Il comprit alors que l’horreur, tout aussi létale que le poison qu’elle avait injecté dans les veines d’Hofsetter, venait d’atteindre son cerveau. « Laslo…» Ce n’était plus qu’un chuchotement. «… Laslo…». De nouveau, elle s’effondra sur le sol ; cette fois, elle s’était évanouie pour de bon. Son corps avait mis fin à l’horreur de la seule façon possible.

Cet état ne durerait pas non plus. La première partie du plan de Kaufman venait de débuter, mais pas de la façon prévue, même si cela pouvait faciliter les choses. Si Capelo y arrivait…

Cette fois-ci, Kaufman laissa Magdalena sur le sol. Il partit vers l’aviso à une allure soutenue, et Rory dut porter sa patronne, qu’il manipulait comme si elle pesait dix kilos. Kaufman passa devant le planton éberlué et son chef débraillé, puis devant un Kendai perplexe, et ouvrit brutalement la porte de l’appareil.

« Départ immédiat. Surveillez votre écran, bon sang ! », s’exclama-t-il à l’adresse de l’officier de garde.

Alarmé par le ton de Kaufman, ce ton dont l’officier avait toute sa vie usé avec les soldats négligents, le chef courut précipitamment vers la cabine de garde, le planton sur ses talons. Kaufman entendit siffler le verrou quand ils fermèrent la porte pour lancer la dépressurisation.

Rory grimpa dans l’aviso et laissa tomber Magdalena dans un des sièges passagers, laissant libre le fauteuil de pilotage. La porte des toilettes s’ouvrit, mais Kaufman ne bougea pas. Il savait que Rory, produit d’un long entraînement, ne consacrait qu’une partie de son attention à Magdalena. Le garde du corps employait le reste à observer soigneusement les faits et gestes de Kaufman, le soldat entraîné, et moins soigneusement ceux de la petite civile et du chétif scientifique. Ils ne disposaient que de très peu de temps avant que Rory reprenne sa place habituelle, adossé à la cloison, la cabine entière sous sa surveillance.

Tom Capelo tira depuis les toilettes. Kaufman claqua et verrouilla la porte de l’aviso, empêchant Kendai d’y monter.

Le neverwash était conçu pour faire effet sur des soldats normaux, pas sur des individus augmentés. De plus, Capelo – même à une distance aussi courte – n’avait pas touché Rory en plein dans la nuque, comme il était supposé le faire, mais à l’épaule. Le garde du corps se retourna vivement pour se diriger vers le physicien. Le neverwash, qui agissait instantanément, n’avait pas paralysé l’homme, mais avait au moins ralenti ses mouvements. Avant que Rory n’abatte son poing augmenté sur le physicien, le tuant de façon quasi certaine, Kaufman l’empoigna par-derrière. Lui non plus n’aurait pu supporter un coup direct et violent de Rory, mais les yeux du garde roulèrent dans leurs orbites et il trébucha. « Tire encore ! », cria Kaufman à Capelo en espérant qu’une deuxième dose ne tue pas l’augmenté. Le physicien fit feu, rata le garde, fit feu une troisième fois, et Rory s’effondra finalement sur Magdalena toujours inconsciente.

« Doux Jésus, Tom, Marbet s’en serait mieux tirée !

— Tu n’avais qu’à lui dire de s’en charger ! »

La jeune femme s’était glissée devant Capelo sur le siège de pilotage. D’une voix claire, elle s’adressa par telcom à la cabine de garde : « Ouvrez la soute. Nous partons.

— J’ai les choses en main, maintenant, Marbet », dit Kaufman.

Elle s’extirpa du fauteuil et tira Rory vers l’arrière pour dégager Magdalena. Elle fit glisser l’homme dans un siège, puis les sangla tous les deux : « Aide-moi, Tom ! »

Capelo s’y employa. Kaufman s’adressa au garde stupéfait et à Kendai qui cognait vainement contre l’aviso : « Vos instructions stipulent un départ, matelot. Occupez-vous-en. Kendai, soit vous allez dans la cabine de garde avant la dépressurisation, soit vous mourrez.

— Monsieur…» dit le marin ; l’emploi de ce titre confirma à Kaufman que cette honteuse parodie de soldat allait lui obéir.

« Allez, matelot ! Suivez les instructions de la passerelle !

— À vos ordres, Monsieur ! » La sonnerie signalant la dépressurisation retentit, régulière.

Kendai sprinta vers la cabine de garde. Kaufman fut soulagé de constater que le militaire le laissait entrer et scellait la porte derrière lui. Il n’avait pas voulu tuer Kendai, mais n’aurait pas hésité si cela s’était avéré nécessaire. Il avait déjà mis un terme à la carrière du second maître de passerelle devant une cour martiale, même si cet imbécile n’allait s’en rendre compte que plus tard. Exactement ce qu’il méritait.

L’air s’échappa en sifflant de la soute ; la porte extérieure coulissa, révélant l’ouverture, et Kaufman fit voler l’aviso de Magdalena hors de la Station Caligula, direction le tunnel spatial menant au Système d’Allenby.

Magdalena se sentait à moitié morte, mais Laslo, lui, l’était vraiment.

Il se passait des choses autour d’elle, mais peu lui importait. Rien ne lui importerait plus, rien. Rien de tout cela ne comptait. Rien ne le pouvait.

Laslo était mort.

Ce n’était pas possible. Elle le voyait trop clairement, elle le goûtait, le sentait, cette odeur douceâtre dans le cou des bébés, là où les cheveux bouclent, aussi fins que de la soie d’araignée. Il était allongé dans son lit d’enfant, un pli rose autour de ses petits poignets dodus comme ceux d’une poupée. Elle le soupesait, poids dense et moite des petits enfants, et sentait les os dans son dos robuste. Il levait les bras : « En haut, en haut…» ; elle le prenait. Il crapahutait à côté d’elle dans l’aviso, tout fier quand elle le laissait toucher au codepad, tendant le cou pour mieux voir, la tête trop grande pour son corps à la façon dont les têtes de tous les petits garçons sont trop grandes pour leurs corps. Il riait, et c’était le son le plus puissant de l’univers, un son pour travailler, intriguer et tricher, afin qu’il possède tout ce qu’elle n’avait jamais eu, qu’il soit en sécurité comme jamais elle ne l’avait été… Elle le protégerait toujours…

Et maintenant, il était mort.

Aide-moi, Sualeen, aide-moi

Elle n’avait pas non plus été capable d’aider Sualeen. Sualeen était morte sans réaliser son rêve le plus cher : offrir de vraies pierres tombales à toute sa famille. Le premier geste de May Damroscher quand elle avait hérité de l’argent d’Amerigo Dalton avait été de retourner à Atlanta et d’acheter des pierres tombales en granit taillé pour tous les morts de la famille de Sualeen. Elle avait assisté en personne à leur érection dans le cimetière.

Son second geste : embaucher quelqu’un pour retrouver l’oncle Harris qui lui avait pourri la vie quatorze mois auparavant. Lorsqu’on l’eut retrouvé, elle le fit violer par un robot. Elle n’assista pas au viol, ni ne regarda le holo que l’homme lui remit comme preuve. Il lui suffisait de savoir que cela s’était produit, et que l’oncle savait qui en était à l’origine.

Elle aurait pu tuer pour Laslo, mais n’avait pas été capable de le sauver : il était déjà mort. Mort sans pierre tombale. Sualeen avait la plus belle pierre tombale que l’argent pouvait offrir mais Laslo…

« Feu !

— Je l’ai eu, monsieur Dois-je enregistrer un rapport d’incident ? »

Elle ignorait que quelque chose pût faire aussi mal. Si elle bougeait, si elle prenait une grande bouffée d’air, la douleur se déversait dans son corps comme de la lave. Une douleur incandescente, une douleur pénétrante…

« Je l’ai eu, monsieur Dois-je enregistrer un rapport d’incident ? »

Ils allaient le payer. Elle leur ferait payer. Oh, Seigneur, faites que ce soit moi et pas Laslo, faites que cela s’arrête, faites que cela s’arrête

Tout était terminé.

Elle hurlait, et personne ne l’entendait, et la douleur de sa perte durerait éternellement.

Laslo